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Tropique du Cancer d’Henry Miller

Henry Miller l’écrivain, le viveur, incarne l’athlète, la bête.

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Tropique du Cancer d’Henry Miller

Henry Miller l’écrivain, le viveur, incarne l’athlète, la bête. Ce qui le taraude n’est pourtant rien que la faim qui secoue son ventre ballant et qui est comme un grouillement, attaquant son fantastique corps.

Ce géant nous dit-il est aussi un lâche, un zéro ; la force qui le traverse est plastique car avec lui, l’écrivain n’est plus ou plus seulement l’incarnation de l’Individu ; il devient un « spectre affectif », à l’écoute du monde, transfiguré par la lumière de ses visions, bombardé par les atomes de mots qui s’agitent en tous sens.


Tropique du Cancer d'Henry Miller

S’il est un auteur qui s’affiche dans toute sa virilité, c’est bien Henry Miller. Comment ne pas percevoir, pourtant, cette force qui le tire vers un dehors inassignable, vers une dissolution de son être ?

Gilles Deleuze a parlé à propos du style d’Henry Miller d’une langue « contaminée » par un « devenir-femme ».La recherche stylistique de l’écrivain ne porte plus sur la maîtrise de la syntaxe ou même sur l’empreinte singulière qui caractériserait sa phrase.Elle apparaît plutôt dans les multiples radiations qu’il insuffle au langage et dans le grouillement microscopique des mots qui donne à voir un désir complexe, toujours évanescent, horizontal, un peu à la manière de Virgina Woolf.

Du Paris des années 30 qui symbolise aux yeux de l’américain le vieux continent, il ne reste pas grand chose. Un peuple grimaçant, des lumières surréelles. Une des ambiguïtés du narrateur est de véhiculer des lieux communs sur les juifs, les miséreux, les prostituées, traités comme des parias, tout en montrant la fascination, le profonde attirance qu’ils exercent sur lui.

Tropique du Cancer est, si l’on veut, un hymne à la santé, au voyage, à la sexualité virile. Mais c’est pour la seule raison que ce livre porte en son sein les vices qui ruinent ce beau corps et ce Paris en papier. La maladie, la douleur, le froid sont inscrits sur tous les fronts, sur toutes les rues à peine effleurés par l’écrivain, et la vie lutte, et l’anormalité résiste.

Bien qu’il soit très pauvre, le narrateur de Tropique mène des dépenses somptueuses. Le manque de tout finit par se muer en un luxe royal.
Le narrateur, jamais aussi bien loti qu’entre les jambes des prostituées, s’exprime dans un ton cru, obscène volontairement scandaleux, provocateur.

Le livre est un véritable cataclysme car l’écrivain veut à tout prix maintenir un souffle de liberté. Il use du réalisme le plus sombre, raconte froidement ses conquêtes en série et exprime l’utilitarisme le plus cynique de ses requêtes. L’humain, réduit à ses besoins les plus élémentaires est un automate.

Mais il continue à souffrir et se loge, pour vivre pleinement, dans des interstices qui s’ouvrent sur de larges pages de création. Depuis la béance de ses plaies, le narrateur s’engouffre ainsi dans un monde souterrain rempli de fantasques visions.

L’on ne retient rien si l’on passe trop vite sur cet univers qui émerge, jusqu’alors inconnu, microscopique, qui est comme composé d’animalcules, de vers, de pustulences, de maladie mais aussi de lumière et de joies, qui charrie les eaux usées de la misère, si l’on s’effraie enfin du climat tropical qui règne au milieu du grand froid de Paris.

Il y aurait comme deux Henry Miller ; un Henry Miller optimiste qui raconte ses aventures, joue à l’artiste viril, bohême, à l’américain à Paris. Un autre ferait de la poésie surréaliste tout en la mêlant à une vision amère du monde. En réalité, ces deux figures de l’écrivain sont indétachables. Il faudrait plutôt percevoir son roman à plusieurs échelles.

Je serai bien tenté de faire de l’appétit de vivre toujours souverain chez Miller, la marque de l’unité du livre. Tropique parcourt cet appétit en décrivant les besoins les plus essentiels de l’homme, comme les désirs les plus subtils de la machine d’écriture et de vie.

Tropique du Cancer mène au nom de ce désir de vivre de multiples combats : contre la mort et la mièvrerie, contre le corps glacé de l’Occidental, contre l’indifférence humaine ou son empathie idiote ; ce livre remue les impulsions de l’homme, les travaille au corps, les questionne, les aiguise, les transperce de la pleine lumière que l’ombre marécageuse de son roman laisse filtrer.

Henry Miller marque alors un détachement vis-à-vis de son son époque qui est rare, comparable à celui de D.H. Lawrence. Ce détachement ne signifie nullement indifférence.

Les évènements extérieurs glissent à la surface du roman. Ils ne sont en rien des accidents de l’être. Même les plus infimes, les plus intimes sont pour Miller impersonnels, généraux sans être abstraits. Telle est la raison de la posture anti-humaniste de l’auteur. Son œuvre ne fait pas de l’humain le centre de l’humain. Elle propage, parcourt le réel et le porte à un degré d’incandescence.

Dans des pages magnifiques, l’auteur glorifie ainsi l’inhumanité comme un damné pris par les flammes ; il capte toutes les forces du monde et les déchaîne, pour nous faire parvenir à une extase où seule la brûlure reste, la brûlure qui s’empare du corps, la fièvre qui s’empare des couleurs et des sons. Pour nous maintenir dans ce monde en perpétuelle mutation, qui absorbe ou gangrène la nouveauté, pour nous faire voir de la vie ses perpétuelles métamorphoses, et de la maladie ce qui se confond avec l’homme, Henri Miller se jette comme dans un train qui traverse le monde à toute vitesse et présente la réalité à travers le prisme de sa violence (comme dans la prose du Transsibérien de Cendrars que l’auteur adorait).

La vie invente sans cesse de nouvelles formes, ne se stabilise jamais dans une espèce ou dans un type ; aussi le lyrisme d’Henri Miller fait du devenir la puissance maîtresse d’une écriture souple qui conjugue vie pensée et poésie et nous porte de l’avant dans un délire cosmique digne d’Au dessous du volcan dont on peut reprendre la réflexion suivante de son auteur, Malcolm Lowry, pour l’appliquer en retour à Tropique du Cancer : « Le roman peut être abordé comme un simple récit dont on sautera certains passages à son gré, ou comme un récit d’autant plus profitable qu’on ne sautera rien. Il peut aussi être abordé comme une sorte de symphonie, ou encore un opéra - voire un soap opera de cow-boys. C’est une musique syncopée, un poème, une chanson, une tragédie, une comédie, une farce, etc. Il est superficiel, profond, divertissant et ennuyeux selon les goûts. C’est une prophétie, une mise en garde politique, un cryptogramme, un film grotesque et un graffiti sur un mur. On peut même l’envisager comme une sorte de machine : ça marche aussi, vous pouvez me croire, j’en ai fait les frais. »

Bertrand Darné et Omer Weil

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