Retour sur le texte de Julien Gracq
Profits juteux du marché de la dépendance.
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Dès ses origines, la photographie a rempli une fonction documentaire, en tant que témoignage « objectif » du réel : le photographe ne représente plus le réel tel qu’il le voit, comme le peintre, mais c’est le « réel » qui impressionne le support.
La photographie documentaire de paysage ou d’architecture, ou encore la photographie industrielle, visent alors à représenter le monde. A ce titre, les sciences (zoologie, médecine, astronomie, ethnologie) s’emparent de la photographie comme d’un outil de représentation.
La photographie d’actualité devient rapidement le « témoin fidèle » de tous les faits importants. Les photographes couvrent les grands évènements, les guerres, etc. Cette qualité intrinsèque d’objectivité de la photographie, dépositaire du « réel », confère aux représentations qu’elle produit un important pouvoir de conviction ; qui n’est pas à l’abri d’instrumentalisations de toutes sortes.
Ainsi lors de la Commune de Paris, « des photomontages falsifiant la réalité sont produits en grand nombre, en particulier à partir des images du photographe officiel d’Alphonse Thiers : Eugène Appert. [2] »
« Ses « crimes de la Commune » furent vendus avec succès comme documents authentiques. Plusieurs albums sont publiés dont Paris sous la Commune par un témoin fidèle : la photographie est un des plus connus mais la vérité historique y est totalement sacrifiée. [3] »
« Cette photo est censée représenter le massacre des dominicains d’Arcueil par les communards, le 25mai 1871. En réalité, il s’agit d’un photomontage destiné à la propagande versaillaise : La position des acteurs est invraisemblable : les tirs des communards ne peuvent toucher les dominicains et la technique photographique de l’époque ne permettait pas de prendre des personnages en mouvement. [4] »
Outil de propagande ou de contre-propagande, la photographie est un véritable enjeu politique. La photographie devient le support d’un message ; ainsi, la photographie « sociale » ambitionne de faire prendre conscience des conditions de vie des populations les plus pauvres.
En prenant à témoin La moisson de la mort de Timothy O’Sullivan, qui représente les cadavres des soldats après une bataille de la guerre de sécession, Gardner dénonce les horreurs de la guerre : « Une telle image porte une morale profitable : elle montre l’horreur nue et la réalité de la guerre, en opposition à ses prestiges. Voilà les détails horribles ! Qu’ils nous aident à prévenir la venue d’une autre calamité sur la nation. [7] »
Dans un tout autre registre, la photographie publicitaire se fait quant à elle le support d’un message de promotion d’un ou plusieurs produits. Contrairement aux photographies de propagandes, qui revendiquent leur objectivité, les retouches et trucages ne sont ici pas dissimulés.
Mais l’« effet de réel » de la photographie fonctionne néanmoins, et le pouvoir de l’image photographique se met au service de la publicité. Les images de publicité doivent produire un « choc suscitant le désir d’acheter », comme l’explique Lucien Lorelle, célèbre publiciste français [9].
Parmi les usages sociaux les plus répandus de la photographie, le portrait figure en bonne position : « Les classes sociales pour lesquelles le portrait peint demeure inaccessible, vu son prix, s’approprient très vite le daguerréotype. « La société immonde se rua comme un seul Narcisse pour contempler sa triviale image sur le métal » (Baudelaire, Salon de 1859) [10] »
« Les années 1860 voient proliférer les ateliers de photographes principalement portraitistes dans tous les pays aussi bien dans les grandes villes que les provinces [...] Les photographes travaillent dans des salons luxueux aux lourdes tentures, aux tapis moelleux et aux marbres précieux. Palais de l’illusion et du dépaysement, souvent décorés d’animaux exotiques empaillés et de toiles peintes représentant des contrées lointaines, ces studios sont aussi des lieux où il est bon de se faire voir. Le photographe devient un médiateur social et l’on se presse au 35, boulevard des Capucines chez Gaspard Félix Tournachon, autrement dit Nadar (1820-1910). [11] »
« Généralement ces daguerréotypes sont caractérisés par des poses conventionnelles empruntées à la peinture, où les personnages ont toujours une expression très sérieuse, intériorisée […] Le vouloir paraître de cette classe sociale, qui souhaite elle aussi constituer sa galerie des ancêtres, se lit sans ambiguïté dans ces images [12] »
Vers la fin du XIXe siècle, le pictorialisme se propose d’inscrire la photographie au rang d’art, en s’inspirant des théories naturalistes ainsi que des peintres impressionnistes. A l’époque, on pouvait lire dans l’encyclopédie française : « Toute œuvre d’art reflète la personnalité de son auteur. La plaque photographique elle, n’interprète pas. Elle enregistre. Son exactitude, sa fidélité ne peuvent être remises en cause [13] ».
La recherche esthétique des pictorialistes s’inspire des peintres impressionnistes. Le discours instituant la photographie comme pratique artistique place la distinction à l’égard des usages courants comme un principe fondateur.
Il s’agit donc, pour les tenants de la photographie d’art, d’établir une double rupture : d’une part avec l’esthétique commune où « seule semble compter la lisibilité par le destinataire supposé de l’image ; ressemblance, identification de la situation, correspondance du contenu avec la situation vécue. [14] » Et d’autre part, avec une utilisation instrumentale et rhétorique de l’image, pour servir une « cause » extérieure ou un « message » (comme c’est le cas pour la publicité).
Les tenants de la photographie d’art rencontreront des difficultés pour sortir des contradictions de ce médium à part qu’est la photographie... C’est que nous verrons dans un prochain article sur la photographie d’art.
[1] John William Draper (5 mai 1811 - 1882) était un scientifique, philosophe, médecin, chimiste, historien et photographe américain, né anglais. Il fit d’importantes recherches en photochimie, rendit possible la photographie de portrait grâce à ses améliorations (1839) du Daguerréotype, publia un manuel sur la Philosophie Naturelle en 1847, un manuel de Physiologie en 1866, et des mémoires scientifiques sur l’énergie radiante en 1878). Il fut aussi la première personne à prendre une astrophotographie ; il prit la première photo de la Lune qui en montrait tous les détails en 1840. En 1843 il fabriqua des daguerréotypes qui montraient de nouveaux détails de la lune dans le spectre visible. En 1850 il fabriqua des microphotographies avec son jeune fils Henry. (notice wikipedia)
[2] Amar Pierre-Jean, Histoire de la photographie, 2e éd., Paris, P.U.F. « Que sais-je ? », 1999, 128 pages.
[3] Ibidem
[5] Jacob Riis (Ribe (Danemark) le 3 mai 1849 - New York, (États-Unis) le 26 mai 1914) est un photographe, réformateur et journaliste. Il a influencé les mentalités et les réformes de l’ère progressiste grâce à sa lutte contre la pauvreté à New York. (Notice wikipedia)
[6] « John Thomson (le 14 juin 1837 - le 7 octobre 1921) était un photographe écossais novateur, géographe et voyageur. Il fut l’un des premiers photographes à voyager en Extrême-Orient. En 1872, John Thomson photographie le petit peuple et la rue Londonienne. Cela consolide sa réputation et il est désormais considéré comme le précurseur du photoreportage. Il est nommé photographe de la famille royale britannique par la Reine Victoria en 1881 et se fait décerner la même année par celle-ci la Royal Warrant. En 1910 il se retire à Edimbourg et meurt d’une crise cardiaque en octobre 1921 à l’âge de 84 ans. » http://saintsulpice.unblog.fr/2009/...
[7] cité dans Amar Pierre-Jean, Histoire de la photographie, op.cit.
[8] Né en 1840 et mort le 14 janvier 1882, Timothy H. O’Sullivan est un photographe américain. Membre de l’équipe de Mathew Brady qui a photographié la guerre de Sécession, il est ensuite devenu indépendant. O’Sullivan est mort à 41 ans, de la tuberculose. Il fut chargé par le gouvernement américain de couvrir les expéditions à partir de 1869, il devint photographe en chef pour l’US Treasury en 1880. Son travail insiste sur l’aspect spectaculaire des sujets. (Notice wikipedia)
[9] cité dans Amar Pierre-Jean, Histoire de la photographie, op.cit.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] cité dans Pierre Bourdieu (dir.), Un Art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Éd. de Minuit, 1965
[14] Commentaire de Jean Leplant à un billet de André Gunthert, http://www.arhv.lhivic.org/index.ph...